De la vraie valeur des vies

Publié le par Semeuse

Au moment de pousser la porte de l'appartement, Annie eut une dernière hésitation et revint en arrière. Elle posa l'attaché case, et sur la pointe des pieds retourna dans sa chambre. Elle n'alluma pas la lumière et passa dans la salle de bains. Là, elle enclencha le radiateur électrique mural en position turbo. Manuel aurait bien chaud pour se doucher tout à l'heure lorsqu'il se réveillerait. Sans bruit, reprenant ses marques dans la nuit artificielle de la chambre, elle refit le chemin à l'envers, évitant de se cogner au coin du lit, referma doucement la porte en la tirant d'un coup sec vers la fin de sa course, de façon à ce qu'elle ne grince pas.

 

La jeune femme reprit son sac, et cette fois, résolue, elle quitta l'appartement. Dans l'escalier qui la menait au garage en sous-sol, elle commença à se remettre en tête les principaux points forts de la journée à venir. Pierre lui avait dit une fois que c'était l'une des qualités qu'il appréciait particulièrement chez elle: cette capacité d'anticipation. Du coup, lorsqu'elle arrivait au cabinet, elle était déjà dans le bain, et sauf coup de théâtre, attaquait d'arrache pied les monceaux de dossiers qui ne traînaient jamais longtemps avant de regagner leur place.

 

La circulation sur la rocade Arc-en-ciel n'était pas encore très dense, le mercredi était souvent une journée un peu allégée en trafic automobile et Toulouse n'échappait pas à la règle. Il n'en serait pas tout à fait de même ce soir, mais aujourd'hui, Annie rentrerait plus tôt. Au cabinet, le rythme avait brutalement chuté. Les derniers dossiers l'attendaient, ensuite, il lui faudrait trouver du travail ailleurs. Un liquidateur avait été nommé et pour l'instant il avait encore besoin d'elle, mais pour combien de temps? Son avenir se traçait encore dans la buée, un coup de chiffon et tout disparaissait.

 

Elle n'eut aucun mal à trouver une place sur le Parking près du grand Rond où d'ailleurs elle reconnut deux ou trois des véhicules de ses collègues lève-tôt. Ses mocassins ne faisaient aucun bruit sur les pavés. L'air était doux, et le début du mois de mai s'annonçait accueillant. Elle remonta la rue Ninau jusqu'à la place Sainte Scarbe et dans l'embrasure d'un bel immeuble ancien, là où plusieurs plaques dorées des avocats associés du cabinet s'alignaient, tapa le code sur le clavier. La lourde porte s'ébranla avec un petit bruit métallique caractéristique. La rampe en laiton de l'escalier brillait de tous ses ors fraîchement astiqués. Annie eut un pincement au cœur en se disant que demain elle ne monterait  peut-être pas ces marches pleines d'histoire, gravies par tant de personnes en difficulté venant quêter aide soutien et conseil auprès des six générations d'avocats qui utilisaient cet immeuble depuis bientôt deux siècles. Au milieu de certaines marches, le bois était si usé qu'il fallait faire attention de ne pas glisser, surtout en descendant. Annie se souvint de sa chute mémorable alors qu'elle était enceinte de quelques mois. Pierre avait eu tellement peur pour le bébé qu'il l'avait interdite de cabinet pendant une semaine, sans pour autant la dispenser de son salaire, et il avait pris des nouvelles tous les jours. "Une vie, une vie qui commence, disait-il, c'est tellement précieux".

 

Annie s'arrêta un instant près de la fenêtre du premier étage. Elle regarda la petite tour au toit pointu qui ornait l'une des maisons quelques toits plus loin. Si souvent, Pierre lui avait raconté des anecdotes sur le patrimoine architectural toulousain. La jeune femme l'écoutait d'une oreille distraite, s'étonnant de l'érudition de Pierre, elle qui venait d'un milieu plus ordinaire. Dans quel but cet homme avait-il entassé toutes ces connaissances? On aurait dit que tout le passionnait. Il ne devait sans doute jamais s'ennuyer. Et avec ça, une mémoire phénoménale. Jamais aucun détail d'un dossier ne lui échappait. Il connaissait par cœur la situation familiale de ses clients, leur casier judiciaire, leur lieu de naissance, ou leur métier, comme si tout était important, comme s'il ne fallait rien lâcher, rien sous-estimer.

 

Annie avait tellement appris depuis cinq ans. La jeune femme avait le sentiment que les plus belles années de sa vie venaient de passer, que la disparition de Pierre sonnait le glas d'une époque légère et sans angoisse, quel paradoxe...avec cette fin si tragique, si incroyable, si insupportable.

 

La tête ailleurs, elle arriva devant l'entrée du cabinet et recomposa un autre code, derrière la porte, un long couloir distribuait une dizaine d'ouvertures latérales. A la quatrième, Annie tourna et arriva enfin à son bureau. Les cartons s'entassaient contre le mur et en deux rangées devant la bibliothèque.

 

Quelqu'un passa devant la porte laissée ouverte et ne salua pas Annie. Depuis que Pierre était mort, on aurait dit qu'elle n'existait plus. Ses collègues ne lui adressaient plus la parole que contraints et forcés et Annie avait l'impression de porter aux yeux de ces gens une espèce de stigmate invisible.

 

Elle était devenue en vingt quatre heures l'assistante de l'avocat qui s'était tiré une balle dans la tête.

 

L'inacceptable était entré ici sans que personne ne s'en doute. C'était presque comme s'ils redoutaient une espèce de contagion de la honte. Les autres assistantes passaient les lèvres pincées et les talons claquant sur le parquet flottant. Les deux autres avocats du cabinet étaient invisibles depuis l'événement.

 

Annie s’assit derrière le superbe bureau en noyer verni qui trônait tout près de la fenêtre et ouvrit un tiroir. La petite note que Pierre lui avait écrite avant de mourir était toujours là, scotchée sur le dossier Veillet. « Bon courage ». Quel drôle d’au-revoir.

 

Lorsqu’il l’avait quittée la veille, il paraissait si détendu. Depuis quelques jours elle l’avait trouvé tellement détaché. Les éternelles complications administratives ne lui arrachaient même plus un soupir. Il entassait le courrier sans l’ouvrir et parlait de ses prochaines vacances. Il projetait d’aller visiter les temples d’Angkor. Parfois lorsqu’il était seul à déjeuner avec Annie, il lui racontait les légendes circulant sur la gigantesque cité enfouie dans la végétation cambodgienne.

 

Les Khmers avaient vu trop grand, n’avaient pas su gérer l’eau et les sécheresses atroces avaient épuisé la population autant que par la suite les pluies catastrophiques qui s’abattaient sur cette région.

 

Pierre apprenait cette jolie langue chantante où parait-il les règles de grammaire sont des plus simples : ni article, ni notion de nombre ou de genre. Ni temps, ni conjugaison. Pierre résumait cet esprit particulier par une jolie formule : « l’éloge de la liberté de penser simplement ».

 

La jeune femme se saisit du précieux petit message et l’enfouit dans sa poche. Elle entreprit de finir l’entrée des données sur le terminal du cabinet, transmit le tout au collègue de Pierre chargé de boucler les dernières affaires et referma son portable.

 

Elle n’avait pas vu passer la matinée et allait se lever pour partir lorsque quelqu’un frappa à la porte et pénétra dans le bureau.

 

Elle reconnut immédiatement la femme brune, mince et élégante qui venait d’entrer. Il s’agissait de l’épouse de Pierre.

« -Vous partiez ? » demanda-t-elle tout de go sans même un bonjour.

-J’allais déjeuner » répondit Annie un peu prise de court.

-Puis-je vous accompagner ? Il faut que je vous parle. »

 

Publié dans Le semeur

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P
<br /> c'est captivant ce polar qui démare une belle chute à chaque page,le palpitant s'emballe et on attend la suite<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Ce ne sera pas un polar. C'est un roman.<br /> <br /> <br />
C
<br /> vouloir savoir pourquoi...dame Nathalie à bien chauffé pour avoir une suite...bises et bel après midi<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Tu vois, c'est le soleil !!!<br /> <br /> <br />
D
<br /> ... et qu'-est-ce qu'elle avait a lui dire?<br /> tres passionante cette histoire, puis-je esperer une suite?<br /> bonne journee<br /> delfy <br /> <br /> <br />
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S
<br />  ... A suivre ... <br /> <br /> <br />