De la vanité

Publié le par Semeuse

Comme Annie aurait pu être belle si elle avait voulu. Blonde, longue et fine, on aurait dit que personne jamais ne lui avait dit à quel point un rien pouvait changer une femme.

Chantal ne pouvait s'empêcher de dévisager celle qu'elle voyait pour la première fois. La trentaine légèrement dépassée, voilà donc la femme à qui son mari avait laissé ses deux derniers mots. L'ex secrétaire de Pierre avait revêtu pour la circonstance un tailleur pantalon noir sous lequel un sous pull ne laissait rien deviner d'une poitrine que Chantal imaginait parfaite. Des mocassins à talons plats ainsi qu'un imper gris banal complétaient l'affligeant tableau. Ses cheveux étaient d'une blondeur juvénile et lorsqu'elle retira ses lunettes de myope pour essuyer quelques larmes, Chantal ne put que constater avec dépit, qu'Annie possédait en outre de magnifiques yeux verts.

S'était-elle délibérément attifée ainsi en vue de l'enterrement de Pierre ou cet accoutrement était-il son ordinaire ?

La veuve tenta de l'imaginer en talons hauts, un chemisier légèrement déboutonné serré à la taille dans une jupe au dessus du genou. Annie faisait partie de ces femmes qu'un rien habille, Chantal l'aurait parié. Ce n'est pas sans un certain agacement qu'elle accepta de serrer la main de la jeune femme. Celle-ci lui murmura quelques mots, dont les incontournables "condoléances", ce mot inventé pour ne pas avouer notre impuissance devant la mort. La femme de Pierre ne desserra pas les dents. Ce défilé de conventions et d'hypocrisie était décidément insoutenable.

Toute cette pitié écœurante.

Sa migraine empira d'un coup. A présent, elle gagnait tout l'arrière de la tête. Si seulement Chantal avait pu un peu dormir.

Mais depuis qu'elle avait trouvé le cadavre de Pierre dans son bureau, le sommeil l'avait quitté. Elle tombait parfois dans des hébétudes plus ou moins prolongées. Les personnes de son entourage respectaient alors un silence lourd de sous-entendus.

Bien sûr, quand elle était venue frapper à sa porte, elle était loin d'imaginer qu'elle ne le reverrait plus jamais vivant.

Une heure plus tôt environ, il lui avait annoncé son intention de faire un peu de rangement dans son bureau. Ce n'est que le lendemain qu'elle avait constaté à quel point tout était en ordre, effectivement.

Le parquet avait absorbé une partie du sang et à part en dissimulant l'atroce trace sous un tapis, Jacques, son beau frère n'avait rien pu faire pour qu'elle disparaisse complètement.

Il faudrait le faire décaper.

Un bruit mat la fit sortir de son état. C'était la première pelletée de terre que les fossoyeurs avait jetée sur le cercueil. Chantal fit un effort pour se redresser un peu et détourna la tête. Elle n'avait pas versé une larme. Cela lui était apparemment impossible.

Tout le monde lui disait qu'elle était extrêmement courageuse. Ce mot teintait étrangement à son oreille. En elle, tout était si froid. Il lui semblait que le courage, ça devait être autre chose, quelque chose d'énergisant et chaud, comme  Pierre pouvait l'être parfois. Elle se tordit un peu le pied sur les graviers de l'allée du cimetière. Quelqu'un lui tenait le bras. C'était Jacques. Il lui dit quelque chose qu'elle ne comprit pas. Il avait le regard si grave, lui d'habitude toujours si goguenard avec sa belle sœur, avait troqué cette attitude contre une insupportable assistance collante comme de la poussière sur de la crasse.

Cette sollicitude était tellement insoutenable, dans sa politesse convenue, cette espèce d'accusation muette qu'ils dirigeaient tous vers elle, comme si elle avait pu empêcher quelque chose.

Mais ils ne connaissaient pas Pierre comme elle le connaissait.

Elle seule le connaissait de l'intérieur de son corps. Elle seule.

Elle ne leur dirait rien.

Les laisserait dans leurs croyances de pacotille, leurs regards superficiels et mous.

De toute façon, à présent, quelle importance ?

Pierre est mort.

La phrase dansait dans son esprit depuis quatre jours et trois nuits.

Tous les jours seraient-ils ainsi désormais?

Le spectacle atroce de sa tête révulsée et le ridicule de ce fauteuil tombé en arrière sous le choc, jetant les jambes de Pierre de part et d'autre comme s'il avait voulu enjamber les accoudoirs, n'arrêtait pas de repasser dans la tête de Chantal.

Elle était restée là sans rien pouvoir faire, et c'est le contact froid de la clenche en laiton de la porte qui l'avait rendue à la réalité lorsqu'elle avait fini par s'écrouler à genoux sur le sol, ses jambes tremblant affreusement.

Elle ne savait pas combien de temps elle était restée là sans pouvoir se relever.

Le soir tombait lorsqu'elle avait enfin réussi à sortir de la pièce dans l'intention d'appeler la police.

Elle ne savait plus quel numéro il fallait composer, et l'annuaire n'était pas à sa place. Alors elle était sortie sur le palier pour sonner chez ses voisins. C'est là qu'elle s'était évanouie. Ils avaient appelé les pompiers.

Ceux-ci n'avaient pu que constater le décès de son mari en le découvrant à leur tour aux fins fonds de l'appartement cossu du troisième étage.

L'un d'eux avait prononcé pour la première fois le mot "suicide".

Publié dans Le semeur

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R
<br /> Bien enroulé ce récit>.... je me prends à souhaiter une suite...<br /> <br /> Rebonne année  à toi Semeuse, j'espère que tu as reçu mon mail. <br /> <br /> <br />
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S
<br /> Bonne année Renard !! je ne regarde pas beaucoup ma boîte hotmail...oups...<br /> <br /> <br />
P
<br /> chez nous,les enterrements c'est toujours pour que les gens qui n'en auront plus rien à foutre demain viennent bavarder sur le cadavre du defunt et exposer leur peine,une occasion de se<br /> monter <br /> il y a aussi ceux qui ne pleurent pas et qui voudraient ne pas etre là mais ils n'ont pas eu la force de braver le scandale de leur abscencles enterrements ,c'est une farce !<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> trop me demander...que ne ferais je pas pour toi...fais gaffe il est puissant, qu'il n'aspire pas l'inspiration......<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />
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S
<br /> Mdr !!<br /> Il aspire les cendres celui-là ????<br /> La plupart du temps ils ont un aspect plus ...industriel...! <br /> <br /> <br />
C
<br /> Et tu dis qu'il se loupe ?<br /> Remarques,parfois çà vaut mieux...<br /> <br /> <br />
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S
<br /> ... Ca avait l'air de te faire tellement de peine... Ici je mens tout le temps tu sais. <br /> <br /> Enfin...souvent. <br /> <br /> <br />
C
<br /> comme dit mary-pascale, il faut une suite...je t'envoie des bûches de chêne pour la cheminée si tu as besoins de chauffer...chauffe Nathalie chauffe...<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Merci Chris pour les bûches... Non, ce qu'il me faudrait c'est plusieurs vies, et aussi, si ce n'est pas trop demander... un aspirateur pour les cendres...(keuf keuf...)<br /> <br /> <br /> <br /> <br />