De l'inutile perfection des choses

Publié le par Semeuse

Avertissement: Ce texte peut choquer les âmes sensibles.

 



 

Quelques trombones s'enfonçaient dans la poussière d’une petite coupe en cristal. Pierre avait entrepris le grand rangement annuel de son bureau. Il prit la coupe et vida son contenu dans la corbeille à papier. Une trombone tomba à côté et atterrit sur le parquet bien ciré.

Le but ultime à atteindre présentement était la plaine pure et simple. Pierre voulait retrouver cette tabula rasa qu'il avait su obtenir quelques années plus tôt, lorsqu'il avait commencé ce difficile métier qui était le sien et qui lui avait demandé tant d'efforts. Depuis son inscription au barreau, il avait entassé les dossiers de tous les procès dans lesquels il était la plupart du temps, brillamment intervenu. Il entreprit méthodiquement le classement des derniers en date, souriant au nom d'untel, et grimaçant en reconnaissant le patronyme de tel autre client. Toutes ces affaires judiciaires lui étaient parfaitement connues, elles faisaient partie de sa trame intime, réussites faciles ou âpres batailles, le deuxième cas se présentant le plus souvent.

Au loin, il entendait le son assourdi de l'Impromptu de Chopin que déchiffrait Chantal. Les soubresauts mélodiques lui arrivaient par vagues coléreuses, atténuées par la succession des portes de l'enfilade, qu'il avait pris soin de fermer hermétiquement pour venir se réfugier dans son bureau.

Il avait tant besoin de calme.

Un instant il ferma les yeux et l'image figée de Chantal lui apparut presque distinctement. Il s'aperçut que ce n'était pas l'image de son épouse telle qu'elle était aujourd'hui qui lui apparaissait, mais bel et bien celle qui figurait sur leur photo de mariage, dix  ans plus tôt.

Il se saisit enfin du dernier dossier à traiter. Il s'agissait de l'affaire Veillet. Une petite frappe ce Veillet, mais attachant, et pour une fois, accusé à tort dans cette sordide affaire. Pierre l'en avait sorti, Dieu merci. L'avocat trouvait toujours une certaine consolation paradoxale à aider les brebis galeuses. Veillet se ferait sans doute coincer la prochaine fois, mais un sursis lui avait été miraculeusement accordé. Avec un peu de chance, il repartirait sur le droit chemin. Pierre griffonna une note à l'intention de sa secrétaire, Annie, et la scotcha au dessus de la caisse en carton des dossiers traités.

Ca y était cette fois. Tout était en ordre.

Sans intention particulière, il reprit la note pour Annie et ajouta au crayon en bas: "Bon courage", puis il remit le carton à sa place.

Chantal reprenait pour la troisième fois le final apocalyptique de l'Impromptu. Une note ne passait pas, toujours le même do à la main gauche au début du fortissimo qui entamait le decrescendo en bas de l'avant dernière page. Comme Pierre s'y attendait, elle reprit encore une fois. La pédale accentuait encore les résonnances du Pleyel qu'il lui avait offert pour ses trente ans.  Chantal était opiniâtre, elle ne renoncerait pas.

Pierre se pencha un peu à droite pour ouvrir le tiroir qui fermait à clé. Il sortit l'étui du pistolet de collection que son père lui avait légué à sa mort en aout de l'an passé, avec ce petit mot "fais-en bon usage".

Son père avait toujours eu le sens de la formule. Lorsque Pierre était né, il avait dit à sa femme sur son lit d'accouchée: "Il faudra m'en faire un  autre, celui-ci vous ressemble déjà". Une tradition familiale, le grand père était mort en disant : "Qu'est-ce que j'ai été con". Ca ne s'invente pas.

Le pistolet était en bon état, Pierre l'avait toujours bien entretenu. Il ouvrit la petite boîte de cartouches et en glissa une méthodiquement dans chaque emplacement du chargeur. Puis il posa le canon contre sa tempe, ferma les yeux et tira.

Publié dans Le semeur

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B
<br /> !!!!<br /> <br /> <br />
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B
<br /> Mon âme sensible a été happée par le démon de la curiosité.<br /> La balle a t elle était déviée inopinément par son appareil auditif lorsqu'il s'est écrié "Bon sang de bon sang mais quel con j'ai été!" en reprenant la formule paternelle et en hochant la tête<br /> pour opiner du chef? <br /> <br /> <br />
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S
<br /> Il y a des dates butoirs au-delà desquelles nul ne peut passer.<br /> <br /> <br />
S
<br /> La père-version de cette balle<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Excellent !! <br /> <br /> <br />
Y
<br /> on peut rêver...<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Quand on dort.<br /> <br /> <br />
M
<br /> il est des moments où la seule note de musique qui pârait valoir le coup d'être entendue est celle de la balle, tirée avec précision!<br /> Terrible texte et pourtant, finalement, on le comprend! Il en a eu raz le chapeau!<br /> Bisoussssssssss<br /> <br /> <br />
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S
<br /> La perfection de cette balle.<br /> <br /> <br />