De l'importance de l'éducation

Publié le par Semeuse

« Il n’aimait pas la chasse »

Annie avait été un peu surprise par cette drôle d’entrée en matière et se demandait ce qui avait bien pu pousser cette femme à lui faire des confidences. Traverser le Toulouse piéton à l’heure du déjeuner n’avait pas été une sinécure derrière cette femme pressée qui arpentait les rues à grandes enjambées sans avoir l’air de se soucier si sa compagne suivait ou pas. Annie adressait ses questions muettes à Pierre. Par amitié pour lui, elle s’exhorta à la patience. Cette femme allait mal, c’était une évidence.

Annie avait suivi l’épouse de Pierre jusqu’à un salon de thé très cosy rue des tourneurs. Au moment d’entrer, celle-ci s’était retournée vers la jeune femme et avec un sourire pincé lui avait intimé : « Vous pouvez m’appeler Chantal, je vous appellerai Annie. »

En privilègiée des lieux elle  s’était installée sans aucun scrupule à une table pour quatre.

Annie avait l’habitude de longer les murs des hôtels particuliers de la bourgeoisie toulousaine qui ne prenait pas la peine de faire semblant d’être pauvre. Leur rapport à l’argent était davantage conditionné par leur appartenance religieuse que leur situation financière réelle. Elle fut à peine étonnée du sans-gêne de Chantal.

Pierre accordait plus d’importance à gratter la surface des choses plutôt qu’à se conformer aux apparences. Son esprit de répartie largement supérieur à la moyenne lui avait permis de tenir la dragée haute à ceux que ses combats désignaient comme un marginal. Il répliquait que puisqu’il fallait un empêcheur de tourner en rond il serait celui-là.

Annie ne devait sa place qu’à ses excellents résultats et son esprit synthétique plaisait à Pierre qui lui, en était complètement dépourvu, s’attachant au moindre détail. En outre, sa spontanéité lui avait plu.

 

« Il n’aimait pas la chasse. Nous nous sommes connus en Sologne. Ma famille possédait l’un des plus beaux domaines de chasse du département. Ma grand-mère disait que la chasse était une question de tempérament. Les hommes de ma famille n’en manquaient pas.  Pierre n’avait pas besoin de cet exutoire, un livre suffisait à combler son désir d’évasion. Moi j’aimais la chasse, et j’ai mis du temps à remarquer cet homme assis au fond de l’écurie sur une botte de paille, un livre à la main et les yeux dans le vague. 

-C’était un peu mal embringué entre vous ? »  s’enquit Annie au beau milieu du silence tendu entre elles deux comme une nappe.

La femme brune avait le phrasé des actrices de François Truffaut, peaufiné par une éducation classique et la lecture des grands textes, ses yeux bleus métalliques allaient au fur et à mesure du déballage des mots, de la tasse fumante qu’on venait de lui apporter à son interlocutrice étonnée.

« -C’est la musique qui nous a rapprochés ».  Chantal renversa la tête sur le dossier du fauteuil enveloppant, pièce maîtresse de la beauté originale du lieu. On l’aurait dit aussi à l’aise que dans son propre appartement.

« -Pierre aimait ce fauteuil » murmura-t-elle sans rouvrir les yeux. Un imperceptible tremblement agita sa lèvre inférieure, mais elle soupira et se reprit « Vous saviez qu’il était un remarquable pianiste ? 

 -Je savais qu’il jouait. J’étais là le jour où il a décidé de vous offrir le Pleyel pour votre anniversaire.

-Ah oui ? Racontez-moi… je vous en prie.

-Nous remontions vers le cabinet et nous sommes passés devant cette galerie, vous savez tout au bout de cette rue borgne sans fin ?

-la rue Merlane ?

-Oui, je n’arrive jamais à mémoriser ce nom ! Nous sommes entrés dans la galerie et là, sur la porte en verre, était scotchée une petite annonce pour un piano Pleyel à vendre. J’ai noté le numéro qui était indiqué et quelques jours plus tard, nous nous sommes rendus chez la vieille dame qui voulait se séparer de cette merveille, elle avait manifestement besoin d’argent. Pierre a été adorable, et nous a joué plusieurs morceaux.

-Lesquels ? Vous vous souvenez ?

-je crois qu’il y avait la valse de Dupond ou quelque chose comme ça ?

-La valse de Durand !

-Oui, c’est ça … et il a aussi joué un peu de Bach, une partita, il me semble.

-Et Satie ? A-t-il joué Satie ?

-Oui, un très joli morceau. Le piano était désaccordé et il n’a rien joué en entier. Mais La gymnopédie, je m’en souviens très bien, je me suis achetée le CD un peu plus tard. C’était un beau moment. Il était comme un enfant.

-Vous en êtes sûre ?

-Oui, il se faisait une joie de cette surprise pour vous. »

Chantal esquissa une petite grimace. Elle avait encore trop mal pour sourire.

« -C’était un merveilleux cadeau. »

Publié dans Le semeur

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P
<br /> très interessant cet homme là il aime les livres et la musique,gratte la surface des choses,un empecheur de tourner en rond profil meme du candidat au suicide,j'ai croisé des hommes comme<br /> lui.   <br /> <br /> <br />
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C
<br /> touchant l'achat du piano et son vous en êtes sùre...elle va peut être découvrir une face cachée de Pierre...bises et bon après midi...<br /> <br /> <br />
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