De la pesanteur et de la légèreté
Annie commanda une tartelette aux poireaux et Chantal reprit du thé. Annie pensait à Paco, qui devait être en train de déjeuner à la cantine de l'école. Manu était sûrement quelque part au volant de son estafette, entre deux rendez-vous clientèle. La vie à l'extérieur du salon de thé continuait sa course. Un homme qu'elle appréciait beaucoup était mort dans des circonstances dramatiques, et la vie continuait néanmoins son cours. Son épouse était assise en face d'elle aussi surréaliste que cela semble, et bien que ne connaissant pas du tout son interlocutrice, elle se livrait, Annie en était persuadée, de toute son âme.
"-Vous devez me prendre pour une folle."Ce n'était pas une question, mais une affirmation. Chantal n'attendit d'ailleurs pas de réponse. Tout en parlant, elle sortit de son sac un paquet de cigarettes blondes et le posa à côté de la tasse de thé fumante qu'elle venait de remplir pour la troisième fois.
"-Ne vous inquiètez pas, je ne suis pas si mal élevée que j'en oublie la législation" dit-elle, réprimant d'une grimace un sourire.
"Il y a quelque chose que je voudrais tout de même vous demander si vous permettez"demanda Annie tout à trac.
"-Oui? Allez-y" lui répondit la femme de l'avocat, à peine surprise, comme si elle s'attendait depuis le début de l'entretien à ce moment.
"-Pourquoi moi?"
"-Pourquoi est-ce vous que j'ai choisie comme confidente dans ces terribles circonstances, voulez-vous dire?"
"-Oui, tout à fait... N'aviez-vous personne d'autre pour échanger?" s'étonna Annie.
"-Il n'y avait que vous," répondit-elle, et le son de cette phrase devait résonner encore tard dans la soirée dans la mémoire de la jeune femme. Elle n'osa en demander plus.
"-Les autres ne comprendraient pas. D'ailleurs, je n'ai pas envie de leur expliquer quoi que ce soit. Croyez-vous que cela intéresserait quiconque dans notre entourage de connaître les circonstances dans lesquelles Pierre m'a acheté ce piano? Ou comment notre histoire a commencé? Savez-vous de quoi ils m'ont parlé ces derniers jours? "
Annie fit un geste de dénégation de la tête.
"-De la succession pardi ! De quoi d'autre ? Pierre appartient déjà au passé pour eux. J'ai entérré mon mari Annie, mon mari et l'homme le plus merveilleux que je puisse rencontrer de toute ma vie. Que voulez-vous que je leur explique de plus? Si peu de gens savaient qui il était rééllement. J'ai le sentiment que vous, vous aviez vu qui il était, que vous pourriez m'aider à garder un peu de sa vie avec moi.
-Bien sûr, bien sûr...Pierre était un homme à part. J'ai souvent eu ce même sentiment moi aussi.
-Il vous tenait en grande estime."
Annie mesura au regard soudain un peu moins direct de Chantal, l'effort que cet aveu représentait pour elle. L'épouse de Pierre était décidément pleine de surprises.