Souvenir rêvé 3
Depuis tout à l’heure, nous longions la voie, suivant le cortège et distraits de ces rencontres inattendues.
Mais le destin nous réservait une surprise bien plus terrible. J’entendis une énorme stridence derrière nous qui me fit tourner la tête alors que je tentais de fermer les oreilles avec les mains. Je vis l’homme empoigner Grand-mère et la tirer contre lui en même temps que je découvrais la locomotive du tramway qui sautait littéralement hors des rails. Tout ne fut dès lors qu’un fracas de ferrailles et de cris. Les gens du cortège fuyaient en tous sens tâchant de blanc tout mon environnement visuel. Une panique générale s’ensuivit au milieu de poutrelles qui jaillissaient d’on ne sait d’où et de débris de bois et de vitres.
Je courus ne sachant où aller, Lac avait fui lui aussi le plus vite possible, entraînant ma course. Sa fougue et son instinct de survie certainement me sauvèrent. Une voix en moi criait « cours, sauve-toi, il n’y a rien d’autre à faire » et en même temps je revoyais le geste protecteur de l’homme enveloppant le frêle corps de Grand-mère contre lui, comme s’il voulait l’enrouler dans son manteau. Aussi incroyable que cela paraisse c’est à ce moment là que je réalisai mon évidente parenté avec cet homme. Ainsi donc, cela ne pouvait être que lui l’homme dont Grand-mère était tombée amoureuse et de ces amours ma mère était née.
Le bruit effroyable de tôle froissé était à présent retombé laissant place à celui tout aussi insupportable des gémissements et des cris de douleurs des blessés. Il fallait retourner là-bas.
Je stoppais Lac tout tremblant et raccourcis la laisse en l’enroulant trois fois autour de mon poignet. La rue un instant plus tôt si calme autour de moi n’était plus à présent que désolation. Quelques voiles blancs s’étaient coincés dans les tôles arrachées par la violence du déraillement. Le tramway avait ensuite percuté le mur d’enceinte du cimetière et celui-ci était éventré à l’endroit où nous nous tenions tout à l’heure. De la fumée se dégageait des restes tordus de la locomotive. Je ne voyais pas Grand-mère. J’attendais anxieux l’arrivée des secours. Des passants hindous de ci de là s’affairaient autour des bléssés. Je découvris enfin Grand-mère affairée elle aussi avec une autre femme en grand deuil. Elles étaient penchées sur l’homme que je tenais pour mon grand-père. En un regard, je sus qu’il était gravement blessé. Grand-mère ne me vit même pas. Ses mains couraient le long du torse et du front cherchant à y capturer ce qui y restait de vie.
Le vieillard ouvrit les yeux et je fixais à jamais dans ma mémoire leur éclat si particulier que je reconnus enfin, l’ayant tant de fois soutenu dans ceux de ma sœur. En me voyant il me sourit faiblement et me tendit la main. M’agenouillant je la pris dans la mienne et la serrai violemment comme si un peu de ma vie le remerciait d’être passé ce jour-là. Je sentis son dernier souffle me parcourir, sa tête retomba en arrière et ce fut terminé.
Je venais de croiser mon Grand-père qui en cette minute retrouvait la place qu’il n’aurait jamais dû quitter dans ma vie.