Camille et le minotaure

Publié le par Semeuse

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L'enfant avançait d'un bon pas, droit devant lui sur ce chemin qu'il connaissait par coeur. Il longea le buisson aux mûres, en glana quelques unes gorgées de soleil et de jus noir, chaudes. Ensuite ce fut l'allée des chênes centenaires. Mère lui avait raconté qu'un père les avait plantés pour son fils, imaginant par avance et par amour l'ombre agréable qu'ils procureraient et l'allée somptueuse qui s'ouvrirait vers le domaine. 
Puis l'enfant arriva devant le long mur tout enrocaillé de pierres sèches que quelque patiente main avait serties les unes à côté des autres.


L'enfant,  disons Claude, garçon ou fille, n'ayant encore choisi, Camille ou Auguste, caressa les pierres jusqu'à l'écorchure, éraflant à peine le grès, ou la craie éffritée par endroit.
L'autre jour sur la plage, à l'encoignure des rochers l'enfant avait pétri des petits morceaux de glaise, fille ou garçon, bras fins ou torse trappu, hésitant encore, elle ou lui, qui aurait la vie sauve ? Qui s'en sortirait ? Qui vivrait au soleil ou à l'ombre?
L'enfant , disons Paul(e), devenu homme ou femme, écrivain ou sculpteur, spectateur ou vaine marionnette, cherchant le lien, le lien entre elle et lui, lui qui ne voulait plus d'elle à ses côtés, qui n'en voulait pas, c'est selon, elle, trop grande, trop pleine, pensées débordantes, raz de marée minéral et fier, le coeur battant, même dans le froid du marbre.


L'enfant devenu ou cherchant à devenir dans l'autre, venir dans l'autre, lui, le titan, l'ogre, le cannibale. Camille pétrissant la glaise de l'impossible couple, l'impossible marché, être avec toi, être toi et moi, être nous. Elle qui n'aurait pas dû naître, née d'un mort, ce frère non grandi. Tiens je connais cette histoire. Je l'ai écrite aussi de mon sang, de mes larmes, de mes cris. Camille nom d'enfant, ni fille ni gars, les deux mélangés, soudès, indissociés. Elle qui ne pourra être ni épousée ni mère ni soeur, cumulant le non-être. Le destin de n'être pas.
(Rencontrant ce pianiste ce petit con de Debussy qui ne saura pas non plus, Claude, pourquoi...quel dommage.)
Imaginons un peu ce formidable couple Claudel Rodin, puis Claudel quittant le titan étouffant, lovée aux pieds de Debussy*.
Oui, mais non, trop fleur bleue cette histoire...


Donc Camille et l'autre le lâche, le couard, le monstrueux. Celui qui ne voit rien, ne veut rien voir, fait comme si ça ne le regardait plus... ce chewing gum collé à sa semelle. Celui qui n'a pas vu l'enfant caché dans le ventre de sa maîtresse.
Il y a des gens comme ça, hein ? Vous en connaissez aussi j'en suis sûre, qui ne veulent rien voir ...ça les dérangerait trop... Ca leur demanderait trop d'efforts...Ils regardent déjà ailleurs, circulent.
Camille, s'enfermant dans sa soif, sa soif d'être soudée à l'autre, l'homme, sa soif de ne plus faire qu'un avec deux corps, voire trois, tous les sacrifices étant permis, accordés, joués d'avance. Bon, ok, ce sera elle, la sacrifiée, la morte, l'emmurée vive, l'infanticide, la statue muette, réduite au silence car folle, folle à enfermer, loin de lui, et de l'autre.


L'autre... le solaire, l'élu, allant du Japon aux USA en passant par la Chine, elle, dans sa piaule minable, sans porte contre le froid, sans voix à force de silence.

Elle, puisque devenue femme finalement, par les hasards de la génétique, collant dans la glaise les corps nus d'homme et de femme, toujours les mêmes corps connus par coeur, par la soif et la faim des chairs et de l'esprit.
Lui, puisque devenu homme finalement, avançant loin des complications sentimentales, muet devant ses appels, la condamnant aux réponses qu'il ne sait pas faire. Le silence comme une arme.
Elle, venue trop tôt, venue trop tard, venue quand même, forgeant sa place, creusant sa tombe dès sa naissance, une belle tombe en marbre, comme chacun de nous, hein, presque pareille, presque.
A part que...
A part qu'elle était à part, qu'elle voulait prendre plus, pour donner plus.
A part qu'elle n'avait pas sa place. Qu'elle était femme, alors qu'elle aurait dû être homme, sculpteur, puisqu'elle avait pris la place de l'enfant mort, ce frère qui n'existait plus que dans les larmes.


Ces histoires, ces histoires toujours les mêmes qu'on joue dans toutes les familles, dans celle-là aussi.
Les scénari qui dérapent...alors on recommence, de générations en générations, on en prend d'autres et on recommence.


Des enfants, qui avancent d'un bon pas, le long du mur...le mur aux mûres... et qui en grapillent quelques unes...qui longent le mur, grimpent dessus, sautent de l'autre côté, parfois trop tôt, quand leurs yeux ne sont pas encore assez grands, assez forts, assez mouillés de larmes.

Des filles, des garçons qui marchent le long du mur, passant les doigts jusqu'à s'en écorcher sur les pierres millénaires, venues là, par caprice d'un homme un jour qui a voulu s'enfermer du regard des enfants, les autres, aux longues mains, aux langues agiles, chantantes et cascadantes.

L'enfant raisonnable attendant patiemment d'être assez grand pour un jour, le bon, regarder ce qu'il ya de l'autre côté du mur... les mêmes mûres, bonnes à manger, peut-être... une gourmandise de vivre, remise à plus tard. Un gestionnaire précoce du désespoir. Il y en a qui savent tout petits déjà.

Le garçon manqué, la fille donc, escaladant le mur, s'écorchant les genoux, les mains, le ventre, rien à cirer, n'en pouvant plus d'attendre d'être assez grande pour voir enfin. Voir l'océan caché derrière le mur, qu'elle entend à chaque fois qu'elle passe, elle l'entend comme une bête qui mugit du fond des âges.


De l'autre côté, le minotaure, tapi dans l'ombre du labyrinthe millènaire, attend sa proie, cet(te) enfant curieux , sucrè(e) comme une mûre qu'il pourra égorger d'un coup de dent ou laisser patiemment pourrir, boucaner dans un asile sombre.

*Camille Claudel a offert à Debussy "la Valse" sculpture réalisée à la fin des dix ans de vie commune Rodin / Claudel.

Publié dans N'oublions pas

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B
<br /> Tu es redevenue Semeuse,c'est dommage.Bon dimanche Nathalie !<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Ce n'est pas un pseudo qui change une personne... ... et j'ai toujours été "semeuse"...<br /> <br /> <br />
B
<br /> Une belle Camille à cueillir comme un fruit mur à souhait, à déguster doucement mais surtout à ne pas laisser pourrir.Encore que c'est plus sa famille à elle qui l'a internée que Rodin qui lache<br /> est retourné avec sa femme.<br /> J'aime leurs sculptures à tous deux.<br /> Bises!<br /> <br /> <br />
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S
<br /> On ne saura jamais exactement ce qui s'est passé, et tant mieux...10 ans entre deux artistes de cette envergure c'est déjà tellement !! <br /> <br /> <br />
C
<br /> Quel bel hommage à Camille!!!<br /> il est toujours très lourd de naître après la mort d'un aîné<br /> Dans l'inconscient des parents,l'enfant qui arrive prend la place du disparu et celà est souvent à l'origine d'une décompensation schizophrénique<br /> D'autant plus que Paul était le fils idéalisé<br /> Camille était dès sa naissance vouée à un destin tragique<br /> Mais son oeuvre exceptionnelle,enfin ce qu'il en reste,lui a permis d'être reconnue...bien plus tard...<br /> Mais Semeuse,tu écris les choses bien plus poétiquement que moi !!!<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Heureusement que l'inconscient ça se travaille...comme l'écriture...par l'écriture...<br /> <br /> <br />
S
<br /> <br /> <br /> <br />
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S
<br /> Bravo Nat!<br /> <br /> <br />
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S
<br /> de quoi ? <br /> <br /> <br />